Parfums et poésie
Odilon Redon, Ophélie parmi les fleurs, 1905 DP
Le parfum, mot chargé des sens et de plaisir, nous ouvre les portes de la perception et révèle que tous les cinq sens participent à l’éclosion poétique. Le sensuel a toujours inspirée la poésie orientale, de la poésie persane et arabe à la Chine et l’Inde où les poètes de l’époque Védique usaient d’une expression qui évoquait le son et la répercussion comme une analogie de l’être. Les sens participent donc de la poésie et sont une partie importante de la culture et continuent à inspirer les poètes comme Mahmoud Darwich qui n’hésite pas à titrer l’un de ses recueil « Plus rares sont les roses ».
En Occident, les odeurs sont réminiscentes du corps et de l’animalité en l’homme. De Ronsard à André Chénier, la rose et les jardins inspirent les poètes mais la pensée poétique d’alors limite l’expression qu’elle restreint à l’objectivité. Il faut attendre le Romantisme et Charles Baudelaire pour que les poètes acceptent de se nourrir des autres arts et de tous les sens. Ce sont les correspondances Baudelairiennes et les Synesthésies qui révèlent au poète la richesse d’inspiration d’un monde plus vaste que la raison et le poète laissera ainsi libre cours à sa subjectivité. Cette découverte n’est pas étrangère à l’exotisme et aux destinations lointaines, qui ouvre à la découverte de l’inconnu et à la joie des sens.
Présence du parfum dans la poésie Orientale
Jouir de l’odorat, la notion de parfum est très liée à l’Orient et à la quête amoureuse, et la poésie persane comme la poésie arabe y font une constante référence. Citons Anvâri, Khâqâni, Molavi Jalâleddin Rûmi, Saadi et bien sur le grand poète Hâfez de Chiraz.
Dans les odes d’Hâfez de Chiraz, les odeurs sont si vives qu’elles donnent aux parfums toute l’ambiguïté d’un jeu entre présence–absence et corps-esprit, exprimant que vie et odorat sont indissociables. L’attachement à la senteur permet de voir le monde sous un aspect de mystère où la révélation imprègne le vivant, le détachant des apparences et exaltant la dimension mystique. Ainsi parfums et spiritualité sont liés et l’évocation parfumée rend présent ce qui n’a pas de corps, comme l’absence de l’amant ou l’adoration du Divin.
Il y a bien sûr une dimension érotique dans le souvenir de l’amant qui symbolise l’amour. D’une grande sophistication, le désir touche au sentir et à l’espoir de faire apparaitre ce qui n’est qu’espéré. L’effluve incarne le souvenir de l’aimé et rappelle que les sens remontent dans la mémoire comme une musique pour nourrir l’imagination. Il faut passer toute une vie à se remémorer ces quelques nuits. Si les sens sont liés à la poésie, c’est que cet art de l’éphémère et de l’apparition ne se contente pas de décrire mais convoque ce qui n’est qu’intérieur et sentiment, et le parfum révèle plus qu’il ne couvre, comme un «Zéphyr embaumant ».
La poésie arabe et andalouse
Dans le monde arabe médiéval où les jardins foisonnent, parfums et odeurs servent d’analogie et les métaphores ont une valeur morale, positive ou négative. Les traités de savoir vivre et d’élégance ainsi que les recueils poétiques font de fréquentes allusions aux senteurs et odeurs. Outre le jasmin et les délices de l’amour, l’odeur de sainteté, les diverses odeurs, de la myrrhe au musc jusqu’aux pestilences, nous rendent sensible la nature humaine. Ainsi les « Prairies parfumées », somme de l’érotisme oriental, use des métaphores parfumées souvent utilisées pour évoquer le plaisir et le bonheur.
Une poète de l’Iran moderne, Forough Farrokhzad
Je recommencerai à accueillir le soleil
et ce flux qui ruisselait en moi,
les nuages de mes pensées déployées,
la douloureuse croissance des peupliers du verger
qui m’accompagnèrent au travers des saisons sèches ;
je saluerai le vol de corneilles
qui m’apporta le parfum nocturne des champs
et ma mère qui habitait le miroir
révélant une image de mon vieillissement ;
j’accueillerai la terre qui dans son désir de me recréer
gonfle son ventre en feu de vertes semences.
Je viendrai, j’émergerai
avec mes cheveux charriant leurs senteurs sédimentaires
avec mes yeux qui ont capté la noirceur souterraine,
j’apparaîtrai avec un bouquet assemblé dans les broussailles
de l’au-delà du mur ;
je recommencerai, renaîtrai,
l’entrée resplendira d’un amour
partagé par ceux que j’accueillerai comme
la jeune fille debout dans le seuil éblouissant.
Extrait de : Forough Farrokhzad : Tavallodi degar, 1963

Behjat Sadr, sans titre, 1956
Baudelaire et les Correspondances
La poésie est une écriture de l’émotion qui obéit à la raison et à la convention. Avec le Romantisme, les passions, la spiritualité et les idéaux vont gagner la littérature et les émotions vont regagner toute leur place. La peinture mais aussi la musique entretiennent avec ce mouvement de grandes affinités.
Vers le milieu du siècle, Charles Baudelaire fait des « Correspondances » son credo et entame une vaste reconquête des arts dans la poésie. Passionné par l’image, le poète fréquente galeries et salles de concert, mais est aussi bouleversé par ce qu’il perçoit du monde exotique et s’adonne à l’opium, ouvrant la voie à une ouverture des sens et une brèche de la raison. En s’ouvrant au lointain et à l’inconnu, à un exotisme bien plus sensuel que ne l’est l’Europe, il recompose un paysage et élargit la complexité humaine. En se faisant musicale, visuelle et plastique, en se rapprochant de la prose, la poésie s’éloigne de ses limites étroites et veut accueillir le monde et l’imaginaire.
« Correspondances » poème de Charles Baudelaire tiré des fleurs du mal
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
Victor Segalen et les Synesthésies

C’est dans la mouvance des correspondances et de la porosité des mondes visibles et invisibles que peintres et poètes vont chercher à empreindre leur œuvres d’émotions et de qualités subjectives. Ainsi les peintres impressionnistes triomphent de l’image naturaliste en mettant en avant le vivant tel qu’il arrive sur la rétine et les peintres symbolistes tels Gustave Moreau et Odilon Redon semblent peindre les sensations tactiles et l’émotion musicale issues de l’imaginaire.
Dans un essai de jeunesse de 1902, « les Synesthésies et l’école symboliste », Victor Segalen, chantre du divers, jette les bases d’une réflexion sur les relations sensorielles. Médecin, il observe chez les patients atteints de Synesthésie, des analogies entre les sens donnant lieu à une audition colorée, des musiques oculaires et des visions gustatives. Chez ceux-ci, les sensations se chevauchent et le poète y voit la possibilité d’enrichir la palette de la lecture du réel et de l’expression poétique. Les sensations qu’elles soient véritablement ressenties ou seulement pensées, viennent en effet approfondir la création par un entrecroisement de l’expérience sensible et poétique. Que le timbre soit jaune ou que la couleur de la voyelle soit blanche (Rimbaud), la perception est subjective, individuelle et personnelle, accidentelle ou circonstancielle et ne relève plus d’un objectivement observable. Faut-il s’y fier et peut-elle jeter les bases d’un art moderne ? Segalen doute mais se vouera à l’exotisme et au divers comme pour donner un socle plus vaste à la pluralité et la fraicheur de l’expression.
Le vingtième siècle et la phénoménologie

Le vingtième siècle semble avoir entrepris la conquête de l’entendement humain et place la recherche artistique et poétique dans les profondeurs du psychique et du psychologique. Tout comme les sens travaillent à une conscience de soi et du monde, les arts convergent et transgressent les frontières dans un visuel-verbal-auditif et un olfactif-sensuel faisant de l’artistique un moyen d’aborder les aspects pluriels de la psyché humaine. Le verbal s’augmente du verbo-auditif et du verbo-visuel, lorgne vers le verbo-sensuel et découvre l’abstraction qui trouve sa justification dans une réunification des horizons de la création poétique. Pour André Breton, perception et représentation sont les produits de dissociation d’une faculté unique, originelle.
Sur le plan de la philosophie, la phénoménologie vient approfondir les recherches sur les synesthésies et Merleau-Ponty dans la « phénoménologie de la perception » et « visible et invisible », plonge la vérité humaine dans l’expérience par lequel l’homme trouve ses racines. Par la perception du corps propre, il s’inscrit dans une présence au monde immédiate sans passer par le filtre d’une formulation intellectuelle.
Chaque poème est une écorce arrachée qui met les sens à vif. Le poème a rompu cette taie, ce mur, qui atrophie les sens. On peut alors saisir un instant la terre, la réalité. Puis la plaie vive se cicatrise. Tout redevient sourd, aveugle, muet. »André du Bouchet, Cahier de 1951
L’art permet de se représenter cet entrelacs de sensations et se révèle un allié substantiel. La phénoménologie est une pensée de l’art et dans L’œil et l’esprit, le philosophe explore les relations que la pensée entretient avec les œuvres. Henri Maldiney, proche du peintre Tal Coat et du poète André du Bouchet, ira plus loin et proposera avec Ouvrir le rien, l’Art nu, une philosophie de l’art propre où il devient possible de penser avec et par l’art.

Îles !
aux escaliers de vos océans nègres qui braconnent le jade
la galène et le gypse
l’orpiment des parfums
toutes les vélissures
les amandes
les miels
caracoulant au creux de leur paume d’émail
Il se noue des pâleurs il se meurt des palombes sous ces ventres arqués de sonnailles charnelles en lentes chapes bleues flagellées de plumages dont on ne verrait rien que l’écho
qu’un éclat
l’épée
que la tonsure
une luisance vierge
Il se foule des vins il s’aiguise des dagues vives comme l’orvet qui givrent et qui meurent d’un même accouplement
des bronzes
des aciers
des nudités femelles
des nuques en sanglots
des guimpes
des griffures
un désordre de foule alertée par l’oracle assassine les siens dans l’effroi de l’exode
des verreries despotes
des lacets
des guipures
des races d’organdi
syncopes
des rosaces comètes lissent leurs chevelures de cendre chamoisée (…)
Louis Calaferte , Rag time 1972
Bibliographie
Essais
Victor Segalen, Les Synesthésies et l’école symboliste, Fata morgana 1981
Daryush Shayegan , L’âme poétique persane, Albin Michel, 2017
Maurice Merleau Ponty, Visible et invisible, tel Gallimard 1979 / L’œil et l’esprit folio- 1964
Henry Maldiney , Ouvrir le rien, l’Art nu Encre marine 2001
André du Bouchet, Aveuglante ou banale, le bruit du temps 2011
Poésie
Arthur Rimbaud, Œuvres poétiques
Stéphane Mallarmé , Œuvres poétiques Poésie-Gallimard 1992
Albert Samain, Au jardin de l’infante Mercure de France 1930
Louis Calaferte, Ragtime, Poésie-Gallimard 1996
Hafez de Chiraz, Divan, Verdier 2006
Mouhammad Al-Nafzâwî La prairie parfumées, – Libretto 2011
Esther Haya, Dans le secret des odeurs, Caractères, 2001
Rabindranath Tagore, L’offrande lyrique Poésie-Gallimard 1971
Bernard Manciet, Eloge de la rose, L’Escampette 2003
Fonds Vendel
Charles Baudelaire , Les fleurs du mal, Calmann Levy s.d.
Henri Michaud, Le jardin exalté Fata Morgana 1983
Mohammed Khair-Eddine, Résurrection des fleurs sauvages , ed. Nouvelles du sud 2004
Jean Pierre Siméon, Le sentiment du monde, Cheyne 1993
René Daillie, La rose et l’acacia , ed. Guy Chambelland 1973
Jean Michel Maulpoix, Dans la paume du rêveur, Fata Morgana 1994
Forough Farrokhzad, Quelque chose comme respirer … FAQ 1994
Coplas de l’amour andalou Allia 1998